LES PRODIGES DE LA TÉLÉGRAPHIE SANS FIL
On communique entre Paris et Casablanca
L’invention de la télégraphie sans fil, ainsi que nous le démontrons plus loin, est due à un savant français. Cependant, en ce qui concerne la pratique de la science nouvelle, notre pays demeura longtemps dans un état d’infériorité notoire vis-à-vis des pays étrangers.
Alors qu’en Angleterre, en Allemagne, en Russie et même jusqu’en Turquie, l’industrie privée était appelée à tenter des perfectionnements utiles en cette matière, chez nous on ne faisait rien ou presque rien.
Depuis quelque temps, on se décide à sortir de cette indifférence, et notre pays semble vouloir prendre, dans l’étude des résultats pratiques, la place qui lui revient. On s’est avisé, enfin, que Paris possédait, dans la tour Eiffel, le monument le plus parfait pour l’installation d’un poste récepteur. Les bâtiments de notre marine ont été pourvus de postes de télégraphie sans fil, et d’intéressantes expériences se sont poursuivies depuis tantôt un an. Elles ont abouti à ce résultat vraiment prodigieux d’assurer des communications entre la tour Eiffel et ceux de nos vaisseaux qui se trouvent en ce moment sur les côtes marocaines.
D’autres expériences se poursuivent en ce moment entre la tour Eiffel et plusieurs de nos vaisseaux qui mouillent sur divers points de la Méditerranée. La semaine dernière, le croiseur République a communiqué d’Ajaccio avec Paris. On correspond aujourd’hui, de part et d’autre, à une distance de 800 kilomètres de terres interposées ou de 1,500 kilomètres en mer.
Quand on songe que, il y a seulement vingt ans, le principe même de la télégraphie sans fil n’était pas encore connu, en ne peut se défendre d’une profonde admiration devant de tels prodiges accomplis.
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VARIÉTÉ
L’étincelle électrique à travers le monde
Télégraphie sans fil.
- – Hertz, Branly, Marconi.
- – La part qui revient à chacun dans cette découverte.
- – Expériences sur mer et sur terre.
- – L’avenir de la télégraphie sans fil.
- – La télémécanique.
- – Ce que Jules Verne n’a pas prévu.
La télégraphie sans fil, bien que l’invention en soit récente, est entrée, depuis plusieurs années, dans la voie des utilisations pratiques. Les communications obtenues récemment entre la tour Eiffel et Casablanca témoignent de la rapidité des progrès de cette science nouvelle dont le principe ne date cependant que de dix-sept ans. Quand on songe que tant de sciences ont mis des siècles avant de donner des résultats profitables à l’humanité, on s’émerveille de voir le chemin parcouru par celle-ci depuis le jour, encore si proche de nous, où un savant français inventa l’appareil qui devait, en quelque sorte, la faire naître et en permettre l’exploitation.
C’est en 1890 que le docteur Édouard Branly imagina ce « tube à limaille », ce « cohéreur », ce « radio-conducteur » – on l’appelle de ces noms divers, mais il gardera, dans l’histoire scientifique, le nom de « tube de Branly » — sans lequel il n’y aurait pas de télégraphie sans fil. C’est alors qu’il fit connaître son invention par des communications à l’Académie des sciences, à la Société française de physique et à la Société internationale des électriciens.
On a voulu établir, depuis, que les propriétés du tube à limaille avaient été découvertes en même temps par M. Branly et par un savant anglais M. Lodge. Mais c’est là une erreur que M. Lodge lui-même a rectifiée par une lettre rendue publique et dans laquelle, avec une bonne foi qu’on ne rencontre pas toujours, même chez les savants, il a rendu hommage au véritable inventeur.
Le principe de la télégraphie sans fil est donc dû, sans la moindre contestation possible, à un savant français, et c’est un fait que notre légitime fierté nationale ne saurait trop rappeler.
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La télégraphie sans fil a donné naissance à un grand nombre d’ouvrages scientifiques, mais il est fort peu de livres vraiment vulgarisateurs sur la question ; aussi, cette science, dans ses principes et dans ses manifestations, est-elle encore mal connue de la masse. Cependant, un petit volume, publié l’an dernier par un ingénieur, M. Monier, sous ce titre : La Télégraphie sans fil et la Télémécanique à la portée de tout le monde, a comblé cette lacune. De l’avis même de M. Branly, l’auteur a réussi à donner clairement une idée suffisamment précise et complète de ces sciences nouvelles. Nous ferons d’ailleurs, à son ouvrage, quelques emprunts pour éclairer nos lecteurs sur l’histoire de la télégraphie sans fil, sur son état présent et sur l’avenir qui lui est réservé.
Deux noms doivent rester attachés, avec celui de Branly, à la découverte et à la mise en pratique de la télégraphie sans fil : ceux du savant allemand Hertz et du savant italien Marconi.
Hertz avait découvert le moyen de lancer dans l’espace des ondes électriques ; Branly inventa l’appareil permettant de déceler le passage de ces ondes, et fit les premières expériences réelles de télégraphie sans fil à l’aide de son tube à limaille et d’un galvanomètre dont l’aiguille aimantée subissait des déviations sous l’influence des étincelles ; Marconi reprit les expériences de Branly, remplaça le galvanomètre par l’appareil Morse et accrut peu à peu la distance entre les postes transmetteur et récepteur, en élevant de plus en plus les antennes et en augmentant sans cesse l’énergie des étincelles.
Telle est la part qui revient à chacun dans cette découverte. C’est assez dire que si l’honneur appartient à Marconi de l’avoir fait entrer dans la voie des réalisations pratiques, elle était définitivement acquise dès les premières expériences de Branly.
Et maintenant, de quelle façon se produit le phénomène ?…
Voici comment le docteur Branly lui-même décrit l’expérience fondamentale de la télégraphie sans fil
« La propriété surprenante du tube à limaille est d’être conducteur d’électricité comme un morceau de fer, dès qu’à une certaine distance on fait jaillir des étincelles électriques entre deux boules de cuivre, ou bien d’être non conducteur, comme s’il était rempli d’air, dès que l’émission d’étincelles a cessé.
» Interposer dans un circuit électrique un tube à limaille, c’est couper le circuit, c’ est empêcher tout courant de passer, tant qu’aucune étincelle n’est émise à distance. Aussitôt que les étincelles jaillissent, la non-conductibilité disparaît, le tube devient conducteur et le courant passe.
» Un tube à limaille dans un circuit fermé agit comme le bouton d’une sonnerie électrique. Tant qu’on n’appuie pas, le circuit est ouvert et un espace d’air non conducteur sépare les deux parties du fil et interrompt tout courant. Vient-on à appuyer, le contact s’établit.
» Le tube à limaille, c’est le bouton de sonnette ; le doigt qui le presse, c’est la vague mystérieuse de l’éther qu’émet l’étincelle jaillissant dans le lointain… »
Dans ces expériences du début, les actions se produisaient entre deux postes à une distance de plus de 20 mètres, à travers les cloisons et les murailles. A l’air libre, elles se produisaient à plus de 100 mètres.
Les travaux persévérants de Marconi devaient, en quelques années, porter ces distances presque à l’infini.
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Les premières expériences à grande distance (50 kilomètres) tentées par Marconi se firent entre l’Angleterre et la France, en 1899. Le poste transmetteur était à Douvres, le poste récepteur à Wimereux, près de Boulogne. Avec une délicatesse et une loyauté auxquelles on ne saurait trop applaudir, le grand savant italien voulut que la première dépêche sans fil parvenue en France fût un hommage pour l’inventeur français, et c’est à M. le docteur Branly qu’il l’adressa.
Marconi poursuivit dès lors ses expériences avec un succès constant. En 1901, il réussit à transmettre des dépêches entre Calvi (Corse) et Antibes, à une distance de 175 kilomètres. Enfin, l’an dernier, au moyen d’appareils extrêmement puissants établis au cap Breton (Amérique du Nord) et au cap Lizard (Angleterre), il obtenait une communication par-dessus l’Atlantique (4500 kilomètres environ).
Il faut dire que Marconi était soutenu par le Post-Office de Londres et par une puissante société financière dont le but était de créer à son profit, et dans le monde entier, le monopole des appareils de télégraphie sans fil.
Sur mer, les expériences se firent toujours dans les conditions les meilleures ; les étincelles, ne rencontrant pas d’obstacles, semblent glisser avec la plus grande facilité à la surface de l’eau.
Sur terre, elles furent d’abord moins faciles. Les premières se firent entre Bruxelles et Anvers, sur une distance de 40 kilomètres. Depuis lors, on parvint également à augmenter les distances. En Amérique, au Pérou notamment, il existe aujourd’hui des communications sans fil à travers tout le pays. Chez nous, dès l’année 1904, le capitaine du génie Ferrié communiquait de Paris à Verdun au moyen d’antennes placées au faîte de la tour Eiffel.
En 1906, les communications régulières étaient établies, en outre, avec Châlons, Belfort et tous nos forts de l’Est.
Enfin, ces temps derniers, Paris communiquait avec les navires français en rade de Casablanca.
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Peut-on supputer, dès maintenant, quels seront, dans l’avenir, tous les bienfaits qu’on retirera de l’invention de la télégraphie sans fil ?
Elle rendra – elle rend déjà – les plus grands services à la navigation, et elle contribuera certainement à diminuer le nombre des sinistres maritimes.
L’avantage de la dépêche sans fil, c’est qu’elle se répand dans toutes les directions et qu’on peut la recevoir en tous points.
« Ainsi, dit justement M. Monier, un navire peut rester en communication avec la côte, jusqu’à une grande distance, malgré les tempêtes et les brumes les plus épaisses, lorsque les phares sont impuissants à projeter aucune lumière et les sémaphores aucun signal, et cela au moment où leurs indications seraient le plus indispensables.
» En pleine mer, les navires peuvent, à tout instant, échanger des télégrammes et se tenir au courant de leur position, évitant ainsi les collisions, échouages, etc. Enfin, un navire en détresse sera à même de lancer dans l’espace un appel au secours qui pourra être entendu de tous ceux qui naviguent dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres.
» On évitera donc un grand nombre de sinistres quand la télégraphie sans fil sera obligatoire dans la marine de tous les pays, et quand, sur toutes les côtes, on trouvera des postes transmetteurs et récepteurs…»
Sur-terre, on pourra aussi utiliser la télégraphie sans fil pour éviter les accidents, ceux de chemin de fer par exemple. En munissant chaque station d’une antenne, on donnera des indications précises sur la marche des trains, et ce sera certainement plus efficace que les disques actuellement employés.
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Enfin, une science nouvelle, née du même principe que la télégraphie sans fil, basée comme elle sur l’emploi du tube à limaille, est en train de se développer. M. Branly, son inventeur, l’a appelée la télémécanique sans fil. Grâce à cette science, on verra, par la volonté d’un opérateur assis devant son appareil, un phare s’allumer à distance, à longue distance, dix lieues, vingt lieues ; on verra un sémaphore agiter ses bras sans aucun effort humain ; on verra des portes se fermer, des écluses s’ouvrir, des pont-levis se soulever on pourra, de loin, faire sauter des mines ; on pourra diriger un aérostat sans aéronautes ; de même, on dirigera… que dis-je ? on a déjà dirigé un sous-marin. Cette expérience eut lieu, l’an dernier, à Antibes, avec un sous-marin construit au Creusot sur les plans de l’ingénieur Lalande. Ce torpilleur sans équipage évolua dans tous les sens, obéissant aux étincelles lancées du rivage. Jules Verne, qui eut la prescience de tant d’inventions aujourd’hui réalisées, n’avait pas prévu celle-là. Et le champ reste ouvert aux applications de la science dont le principe est dû au savant français. De ses recherches de laboratoire sont nés et naîtront sans cesse maints progrès et maintes utilisations industrielles. La télégraphie sans fil a déjà fait plus d’une fortune et créé plus d’une gloire. Marconi, qui eut le génie de donner une forme pratique aux inventions de Brandy, Marconi en a tiré richesse et célébrité. Branly, lui, n’a tiré de sa découverte aucun profit matériel. Il arrive même que, en France, des gens se trouvent pour lui en refuser la paternité et la donner à un étranger..
N’est-ce pas malheureusement chez nous une tradition déplorable que cette ingratitude vis à vis de ceux de nos nationaux qui ont rendu d’éminents services à l’humanité ?.. J’en citais récemment encore ici même des exemples, ceux de Bourseul qui inventa le téléphone avant Graham Bell, de Jouffroy d’Abbans qui trouva le secret de la navigation à vapeur avant Fulton, ceux de Philippe Lebon, l’inventeur du gaz d’éclairage ; de Sauvage, l’inventeur de l’hélice ; de Thimonnier, l’inventeur de la machine à coudre, qui, tous, ne rencontrèrent sur leur route qu’opposition, méfiance et sottes jalousies.
Si le hasard avait fait naître tous ces hommes de l’autre côté du détroit, ils eussent été comblés de fortune et d’honneurs. Nés en France, ils connurent tous les déboires et ne trouvèrent qu’entraves à l’essor de leur génie.
Mais il n’importe. Le véritable homme de science est un apôtre qui travaille dans le silence pour le progrès de l’humanité et qui trouve toutes ses récompenses et toutes ses joies dans l’accomplissement de son œuvre. L’inventeur français de la télégraphie sans fil est cet apôtre là.
Ernest LAUT
Le Petit Journal illustré du 24 Novembre 1907