QUATRIÈME PARTIE.

Essais de Linguet. — travaux de Dupuis, de Bergstrasser et de Boucherœder.

Après Dom Gauthey, c’est-à-dire de 1782 à la fin du 18ème siècle, les études sur la télégraphie aérienne subirent un temps d’arrêt, ou plutôt une déviation.

L’électricité venait d’être découverte, et la promptitude extraordinaire, l’étonnante facilité avec laquelle l’électricité se transmet le long d’un conducteur métallique, désignaient tout naturellement cet agent comme devant se prêter merveilleusement à la télégraphie.

Pendant trente ans, les efforts se portèrent donc de ce côté, et donnèrent naissance à des résultats divers, dont nous tracerons les résultats dans l’histoire de la télégraphie électrique.

Mais ces tentatives restèrent sans effet. C’est que l’on ne connaissait à cette époque que l’électricité statique, c’est-à-dire celle qui est dégagée par le frottement et fournie par les machines électriques. Or, l’électricité provenant de cette source ne réside qu’à la surface du corps, et tend continuellement à s’en échapper. C’est une électricité animée d’une grande tension, comme on le dit en physique.

Il résulte de là qu’elle abandonne ses conducteurs sous l’influence des causes les plus indifférentes. L’air humide, par exemple, suffit pour la dissiper. Un agent aussi difficile à contenir, ne pouvait donc, en aucune manière, être utilisé pour le service de la télégraphie.

C’est dire assez que toutes les tentatives faites jusqu’à la fin du dernier siècle pour plier l’électricité aux besoins de la correspondance, durent être frappées d’une impuissance radicale. Après trente ans de travaux inutiles, on abandonna cette idée comme impraticable. On fut contraint d’en revenir aux signaux formés dans l’espace et visibles à de grandes distances.

C’est à cette époque, c’est à la suite de ces travaux infructueux, que le télégraphe aérien, longtemps en usage en Europe, fut découvert en France, par la patience et le génie de Claude Chappe. Mais avant d’en venir à une découverte qui a si dignement marqué dans l’histoire de la civilisation moderne, il convient de signaler quelques recherches intermédiaires qui l’ont précédée, sinon préparée.

Dans ses Mémoires sur la Bastille, le journaliste Linguet revendique l’honneur de la découverte du télégraphe français. Par suite de son humeur agressive et inquiète, Linguet passa plusieurs années de sa vie à la Bastille.

Dans les loisirs forcés de la captivité, son ardente imagination continuait de se donner carrière. Comme il s’était occupé de tout, Linguet avait fait certaines études sur la lumière ; il a même publié quelques pages sur cette question. C’est à la suite de ses observations d’optique qu’il fut conduit à imaginer un plan de télégraphe aérien. En 1783, il proposa au gouvernement d’en dévoiler le secret, en échange de sa liberté. Il ne donnait cependant aucune description de sa machine, disant seulement qu’elle avait beaucoup d’analogie « avec un outil très-employé dans les ateliers ».

On ne voulut pas écouter le journaliste, et peu de temps après, le ministère le laissa sortir sans conditions. Une fois dehors, Linguet oublia sa découverte ; il ne s’en souvint qu’au bout de plusieurs années, pour revendiquer, à l’encontre de Chappe, la découverte du télégraphe.

En 1788, l’auteur de l’Origine des cultes, François Dupuis, habitait Belleville, tandis que son ami Fortin avait fixé sa résidence à trois lieues de Paris. Pour correspondre avec son ami à travers la distance qui les séparait, il imagina et fit placer au-dessus de sa maison, une machine télégraphique. Cette machine devait avoir quelque valeur, car elle subsista assez longtemps. Cependant, à l’apparition du télégraphe de Chappe, Dupuis la fit disparaître.

En Allemagne, un savant de Hanau, nommé Bergstrasser, a consacré sa vie presque entière à la télégraphie. Il a écrit sur ce sujet un ouvrage estimé, et construit un grand nombre d’appareils télégraphiques.

Le mérite principal de ses travaux réside dans les perfectionnements qu’il apporta au vocabulaire de la correspondance. Il représentait les mots par des chiffres. Seulement, comme le système ordinaire de numération aurait exigé un trop grand nombre de caractères, il faisait usage de l’arithmétique binaire ou quaternaire, qui n’emploie que deux ou quatre signes pour représenter tous les nombres. C’est le système qu’ont adopté plus tard, les ingénieurs anglais, pour leur télégraphe aérien.

Cependant Bergstrasser se proposait moins de construire un télégraphe que d’expérimenter les divers moyens de transmettre au loin la pensée. Il avait étudié dans cette vue, tous les procédés de correspondance imaginés avant lui. Il employait le feu, la fumée, les feux réfléchis sur les nuages, l’artillerie, les fusées, les explosions de poudre, les flambeaux, les vases remplis d’eau, signaux des anciens Grecs, le son des cloches, celui des trompettes et des instruments de musique, les cadrans, les drapeaux mobiles, les fanaux, les pavillons et les miroirs.

Nous n’avons pas besoin de faire remarquer tout ce qu’avait d’impraticable la combinaison de tant de moyens différents. L’arithmétique binaire exige que l’on répète un très-grand nombre de fois les deux signes qui représentent les différents nombres, lorsque ces nombres sont un peu élevés ; il résultait de là que, pour transmettre une phrase de quelques lignes, il fallait reproduire à l’infini le même signal.

Si l’on faisait usage du canon ou de fusées, Bergstrasser pour une phrase composée d’une vingtaine de mots, faisait tirer jusqu’à vingt mille coups de canon ou vingt mille fusées. L’excentricité allemande ne perd jamais ses droits : Bergstrasser fut un moment sur le point de voir adopter ses vingt mille coups de canon.

Il ne manquait à sa gloire que d’avoir composé un télégraphe vivant. C’est ce qu’il fit en 1787, en dressant un régiment prussien à transmettre des signaux. Les soldats exécutaient les manœuvres télégraphiques par les divers mouvements de leurs bras. Le bras droit étendu horizontalement indiquait le numéro 1 ; le gauche placé de la même manière, le numéro 2 ; les deux bras ensemble, le numéro 3 ; le bras droit élevé verticalement, le numéro 4, et le bras gauche en l’air, le numéro 5.

Ces télégraphes animés manœuvrèrent en présence du prince de Hesse-Cassel : le régiment obtint un succès de fou rire.

À part ces bizarreries, Bergstrasser a rendu à la télégraphie de notables services. Ses calculs pour la combinaison des chiffres représentatifs des mots, étaient d’une rare justesse. Sa prévoyance n’était jamais en défaut.

Il embrassait même le cas où les interlocuteurs ne pourraient s’apercevoir entre eux, bien qu’ils fussent assez près pour se toucher. Alors il armait leurs mains d’un miroir avec lequel ils dirigeaient les rayons du soleil sur un objet placé à l’ombre ; la répétition de ce signal à intervalles fixes était, dans ce cas, la base de l’alphabet.

Ce dernier moyen, pour le dire en passant, a été repris de nos jours, et proposé pour un système de correspondance télégraphique applicable à l’Algérie.

Un autre original, le baron Boucherœder, fut jaloux de l’une des inventions de Bergstrasser, c’est-à-dire de ses télégraphes animés. Il était colonel d’un régiment de chasseurs hollandais, et en 1795 il dressa ses soldats à des manœuvres télégraphiques. Mais le régiment prit peu de goût à ces exercices, car la moitié déserta, et l’autre moitié entra à l’infirmerie. Au sortir de l’hôpital, les soldats refusèrent de recommencer ; le colonel, furieux, alla se plaindre à l’empereur François, qui lui rit au nez ; ce qui occasionna, dit-on, au savant guerrier une telle colère, qu’il en mourut.

C’est ce même Boucherœder qui, dans son traité de l’Art des signaux, imprimé à Hanau en 1795, prétend que la tour de Babel n’avait d’autre objet que d’établir un point central de communications télégraphiques entre les différentes contrées habitées par les hommes.

Ainsi, jusqu’à la fin du siècle dernier, l’art télégraphique ne présentait que des principes confus et vagues, entièrement privés de la sanction pratique. Toutes ces idées, dont la plupart sont restées sans application, n’enlèvent rien à l’originalité des travaux de Chappe, qu’il est juste de considérer comme l’inventeur de la télégraphie aérienne.

Extrait de WIKI SOURCE