SIXIÈME PARTIE.
- le télégraphe de Chappe est présenté à l’assemblée législative.
- le peuple met en pièces la machine dans le parc de Saint-Fargeau.
- le député Romme attire l’attention sur l’invention de Chappe.
- expériences du nouveau télégraphe de Chappe faites par Lakanal et Arbogast, membres de la convention.
- adoption des télégraphes par le gouvernement républicain.
Claude Chappe avait demandé d’être admis à la barre de l’Assemblée législative, pour lui présenter son invention nouvelle. Cette demande avait été accueillie, et le 22 mars 1792, pendant une des séances du soir qui étaient plus spécialement consacrées aux affaires, il fut admis devant l’assemblée. Dorizi occupait le fauteuil de la présidence.
Claude Chappe donna lecture de la pétition suivante :
Monsieur le président,
« Je viens offrir à l’Assemblée nationale l’hommage d’une découverte que je crois utile à la chose publique.
Cette découverte présente un moyen facile de communiquer rapidement, à de grandes distances, tout ce qui peut être l’objet d’une correspondance.
Le récit d’un fait ou d’un événement quelconque peut être transmis, la nuit ainsi que le jour, à plus de 40 milles, dans moins de 46 minutes. Cette transmission s’opérerait d’une manière presque aussi rapide, à une distance beaucoup plus grande (le temps employé pour la communication n’augmentant point en raison proportionnelle des espaces).
Je puis en 20 minutes transmettre, à la distance de 8 ou 10 milles, la série de phrases que voici, ou toute autre équivalente :
Luckner s’est porté vers Mons, pour faire le siége de cette place. Bender s’est avancé pour la défendre. Les deux généraux sont en présence. On livrera demain bataille.
Ces mêmes phrases seraient communiquées, en 24 minutes, à une distance double de la première ; en 33 minutes elles parviendraient à 50 milles. La transmission à une distance de 100 milles ne nécessiterait que 12 minutes de plus.
Parmi la multitude d’applications utiles dont cette découverte est susceptible, il en est une qui, dans les circonstances présentes, est de la plus haute importance.
Elle offre un moyen certain d’établir une correspondance telle que le Corps Législatif puisse faire parvenir ses ordres à nos frontières et en recevoir la réponse pendant la durée d’une même séance.
Ce n’est point sur une simple théorie que je fais ces assertions. Plusieurs expériences, tentées à la distance de 10 milles, dans le département de la Sarthe, et suivies de succès, sont pour moi de sûrs garants de la réussite.
Les procès-verbaux ci-joints, dressés par deux municipalités, en présence d’une foule de témoins, en attestent l’authenticité.
L’obstacle qui me sera le plus difficile à vaincre sera l’esprit de prévention avec lequel on accueille ordinairement les faiseurs de projets. Je n’aurais jamais pu m’élever au-dessus de la crainte de leur être assimilé, si je n’avais été soutenu par la persuasion où je suis, que tout citoyen français doit, en ce moment plus que jamais, à son pays le tribut de ce qu’il croit lui être utile.
Je demande, messieurs, que l’Assemblée nationale renvoie à l’un de ses comités l’examen des projets que j’ai l’honneur de vous annoncer, afin qu’il nomme des commissaires pour en constater les effets, par une expérience qui sera d’autant plus facile à faire, qu’en l’exécutant sur une distance de 8 ou 10 milles, on sera à portée de se convaincre qu’elle peut s’appliquer à tous les espaces.
Je la ferai, au surplus, à toutes les distances que l’on voudra m’indiquer ; et je ne demande, en cas de réussite, qu’à être indemnisé des frais qu’elle aura occasionnés. »
L’hommage de l’invention faite par Claude Chappe à l’Assemblée législative, fut accepté. On ordonna que l’examen de la machine serait confié au Comité de l’Instruction publique, et Chappe fut admis aux honneurs de la séance.
Nous avons dit que Claude Chappe avait établi son télégraphe dans le parc du représentant Saint-Fargeau, à Ménilmontant. Il avait même commencé la construction d’une ligne de plusieurs postes, dont le premier était représenté par la machine élevée dans le parc de Ménilmontant. Sous la protection et dans la demeure d’un député, il pouvait se croire à l’abri de la défiance du peuple. Mais ses prévisions furent trompées.
Un matin, comme il entrait dans le parc, il vit courir à lui le jardinier tout épouvanté, qui lui criait de s’enfuir. Le peuple s’était inquiété du jeu perpétuel de ces signaux. On avait vu là quelque machination suspecte, on avait soupçonné une correspondance secrète avec le roi et les autres prisonniers du Temple, et l’on avait mis le feu à la machine. Le peuple menaçait de jeter aussi les mécaniciens dans les flammes. Chappe se retira consterné.
N’osant plus se présenter à Ménilmontant, il crut devoir mettre ses machines sous la sauvegarde du pouvoir, et il écrivit le 11 septembre 1792, la lettre suivante à l’Assemblée législative :
Messieurs,
« Vous vous rappelez que je me suis présenté devant vous, pour vous faire l’hommage d’une découverte dont l’objet est de rendre, par le secours des signaux, avec une célérité inconnue jusqu’à présent, tout ce qui peut faire le sujet d’une correspondance. Vous en avez renvoyé l’examen à votre Comité d’Instruction publique ; le résultat que je vous avais annoncé n’a point encore été constaté par vos commissaires, parce que je ne voulais pas seulement leur exposer une simple théorie, mais leur mettre des faits sous les yeux. J’ai en conséquence fait construire en grand plusieurs machines nécessaires pour cette opération ; j’en ai fait établir une à Belleville, deux autres allaient être terminées et placées, lorsque j’ai appris qu’un attroupement d’une partie des habitants de la commune de Belleville et des environs avaient brisé et détruit tous ces préparatifs, croyant qu’ils étaient destinés à servir les projets de nos ennemis ; ils menacent dans ce moment mes jours, ainsi que ceux d’un citoyen habitant de Belleville, qu’il soupçonnent d’avoir coopéré avec moi au placement de cette machine.
Ces événements, messieurs, me mettent dans l’impossibilité de faire l’expérience que j’avais promise, à moins que l’Assemblée ne me prenne sous sa sauvegarde spéciale, ainsi que les personnes nécessaires à l’exécution de cette expérience. Je m’engage à la mettre à exécution avant douze jours, si l’Assemblée veut seconder mon zèle, en m’accordant l’indemnité nécessaire aux réparations de mes machines, et surtout en prenant les mesures convenables pour ma sûreté et celle de mes coopérateurs. »
La demande présentée en ces termes, au gouvernement, devait rester longtemps sans réponse. Le 21 septembre, la Convention nationale avait remplacé l’Assemblée législative, et les nombreuses préoccupations politiques de cette époque agitée, faisaient négliger les questions d’ordre secondaire, ou qui n’exigeaient pas une solution immédiate. Ignace Chappe ne faisait pas partie de la nouvelle Assemblée. D’un autre côté comme c’était avec leurs propres deniers que les Chappe avaient pourvu aux frais de tous les travaux, qui avaient atteint la somme de 40 000 francs, leur fortune était compromise. En même temps, leur sécurité était loin d’être assurée, car en ces temps difficiles, le peuple continuait à voir avec méfiance un mystérieux appareil dont il ne comprenait pas l’usage.
Claude Chappe avait heureusement la première qualité de l’inventeur : il avait la patience. Il attendit qu’une occasion favorable vînt éclairer son étoile, un moment éclipsée.
En attendant, Ignace Chappe qui, en sa qualité d’ancien représentant du peuple, avait conservé ses relations dans les ministères, avait soin d’entretenir les bonnes dispositions des fonctionnaires en sa faveur. Il passait de longues journées dans les bureaux de la guerre dont Bouchotte était alors ministre.
Dans une conversation qu’il eut un jour, avec le chef de division Miot, Ignace Chappe fit faire un grand pas à l’invention, non dans les choses, mais dans les mots, ce qui a bien sa valeur. On avait désigné jusque-là la machine de Chappe sous le nom de tachygraphe, c’est-à-dire qui écrit vite (ταχὺς, vite, γράφω, j’écris). Miot, homme lettré, qui fut plus tard membre de l’Institut, ministre plénipotentiaire et ambassadeur, n’approuvait pas l’expression de tachygraphe. Cette expression était, en effet, incomplète, car elle n’implique pas l’idée de l’écriture à distance. Il proposa à Ignace Chappe de remplacer cette désignation par celle de télégraphe, c’est-à-dire qui écrit de loin, expression correcte et juste, qui, ne spécifiant aucun système, exprime très-bien l’idée de la distance, et répond ainsi parfaitement à l’idée de l’invention. Cette expression, qui passa promptement dans la langue française, et de là dans d’autres langues de l’Europe, ne fut pas pour rien dans le succès du nouveau système de correspondance. C’est au mois d’avril 1793, que Miot baptisa si heureusement la découverte française.
Cependant plus d’une année s’était écoulée depuis le jour où Claude Chappe avait présenté sa pétition à l’Assemblée, et les choses n’avançaient pas. La pétition avait été envoyée au Comité de l’Instruction publique, et elle dormait, oubliée dans ses cartons.
Ce fut par hasard qu’un député de la Convention, membre du Comité de l’Instruction publique, le citoyen Romme, qui avait quelques notions de sciences, trouva dans les cartons l’exposé de l’inventeur. En d’autres temps peut-être, ce projet n’eût aucunement excité son intérêt. Mais à une époque où plusieurs armées éparses sur divers points du territoire, avaient besoin de pouvoir communiquer promptement et librement entre elles, un agent rapide et secret de correspondance devait appeler l’attention des dépositaires de l’autorité publique. Frappé de la lucidité du travail de Chappe, il le signala avec éloges au Comité. Stimulé par la discussion, il finit par s’enthousiasmer de l’idée de la télégraphie. Il plaida avec feu devant ses collègues, la cause de l’inventeur. Il rédigea et lut au Comité de l’Instruction publique, un rapport explicatif sur l’invention de Chappe.
Le Comité, ayant approuvé ce rapport, autorisa le citoyen Romme à le présenter à la Convention.
Le 1er avril 1793, Romme monta à la tribune de la Convention, et donna lecture du rapport que nous allons transcrire :
« Dans tous les temps, on a senti la nécessité d’un moyen rapide et sûr de correspondre à de grandes distances. C’est surtout dans les temps de guerre de terre et de mer qu’il importe de faire connaître rapidement les événements nombreux qui se succèdent, de transmettre des ordres, d’annoncer des secours à une ville, à un corps de troupes qui serait investi. L’histoire renferme le souvenir de plusieurs procédés conçus dans ces vues, mais la plupart ont été abandonnés comme incomplets et d’une exécution trop difficile. Plusieurs mémoires ont été présentés sur ce sujet à l’Assemblée législative, et renvoyés au Comité d’Instruction publique, un seul a paru mériter l’attention.
Le citoyen Chappe offre un moyen ingénieux d’écrire en l’air en y déployant des caractères très-peu nombreux, simples comme la ligne droite, dont ils se composent, très-distincts entre eux, d’une exécution rapide et sensibles à de grandes distances. À cette première portée de son procédé, il joint une sténographie usitée dans les correspondances diplomatiques. Nous lui avons fait des objections, il les avait prévues, et y répond victorieusement ; il lève toutes les difficultés que pourrait présenter le terrain sur lequel se dirigerait sa ligne de correspondance ; un seul cas résiste à ces moyens, c’est celui d’une brume fort épaisse comme il en survient dans le Nord, dans les pays aqueux, et en hiver ; mais dans ce cas fort rare, qui résisterait également à tous les procédés connus, on aurait recours momentanément aux moyens ordinaires. Les agents intermédiaires employés dans les procédés du citoyen Chappe, ne pourraient en aucune manière trahir le secret de sa correspondance, car la valeur sténographique des signaux leur serait inconnue. Deux procès-verbaux de deux municipalités de la Sarthe attestent le succès de ce procédé dans un essai que l’auteur en a fait, et permettent à l’auteur d’avancer avec quelque assurance qu’avec son procédé, la dépêche qui apporta la nouvelle de la prise de Bruxelles, aurait pu être transmise à la Convention et traduite en 25 minutes. Vos comités pensent cependant qu’avant de l’adopter définitivement, il convient d’en faire un essai plus authentique, sous les yeux de ceux qui, par la nature de leurs fonctions, seraient le plus dans le cas d’en faire usage, et sur une ligne assez étendue, pour prendre quelque confiance dans les résultats. »
Romme terminait son rapport en demandant que la Convention autorisât l’essai du système télégraphique de Chappe, sur une ligne d’une étendue assez grande pour permettre de le juger avec certitude.
La Convention, entrant dans cette idée, prescrit au Comité d’Instruction publique de nommer une commission qui ferait fonctionner sous ses yeux le nouvel appareil. Une somme de 6 000 francs, prise sur les fonds de la guerre, devait subvenir aux frais de cette expérience.
C’est avec cette faible somme que fut tirée de ses langes, produite au grand jour et définitivement jugée, une des plus belles, une des plus épineuses inventions des temps modernes, devant les difficultés de laquelle avaient échoué tous les efforts de vingt générations. C’est avec les plus faibles moyens d’action, avec des ressources pécuniaires qui nous paraîtraient aujourd’hui dérisoires, que les hommes de cette époque accomplissaient des prodiges. De même qu’ils improvisaient des armées sans solde et sans habillements, et qu’ils lançaient à la frontière des soldats qui gagnaient des victoires en sabots, ils savaient aussi, sans argent, sans crédit, couvrir le territoire français de créations merveilleuses. C’est que ni l’intérêt, ni l’égoïsme, ni les vaines passions, n’altéraient ces âmes puissantes, qui ne vibraient que pour les nobles sentiments du patriotisme et de l’honneur.
Les représentants Lakanal, Daunou et Arbogast, furent nommés, le 6 avril, commissaires de la Convention pour l’examen du projet de Chappe.
Daunou, qui devait bientôt jouer un grand rôle dans nos fastes législatifs, était un homme fort érudit, mais éloigné, par son genre d’esprit, des connaissances scientifiques proprement dites. Arbogast était un mathématicien, mais de ceux qui s’absorbent dans les conceptions abstraites : il devint plus tard associé de l’Institut.
Quant à Lakanal, il suffit de prononcer son nom pour évoquer la plus grande figure scientifique de la Révolution française. Docteur ès sciences, docteur ès lettres, professeur de philosophie avant 1789, Lakanal fut entraîné dans le mouvement politique de cette époque, et il fit des merveilles au sein de la Convention nationale, pour l’organisation des sciences et des lettres. On lui doit la création du Muséum d’histoire naturelle de Paris, l’organisation de l’Institut, la création de l’École normale et du Bureau des longitudes, l’établissement des Écoles primaires, de l’École centrale et de l’École des langues orientales, enfin le rapport qui décida l’adoption du télégraphe.
Après avoir occupé, sous l’Empire, une position modeste autant qu’utile, sans jamais sortir de la plus honorable pauvreté, Lakanal, à la chute de Napoléon, s’imposa l’exil, et passa à la Louisiane et aux États-Unis, une vie obscure et tranquille. Revenu en France, quelque temps après 1830, il vécut de l’existence calme et sereine du savant et de l’académicien, entouré du respect et de l’affection de ses collègues. Lakanal est mort en 1844.
Dans les premiers temps de notre arrivée à Paris, nous avons eu le bonheur de voir de près cet homme simple et grand, dans son appartement de la place Royale, à deux pas de la maison de Victor Hugo. Les souvenirs qui nous sont restés de ce vieillard illustre, dernier type, admirable débris d’une génération immortelle, ne s’effaceront jamais de notre mémoire.
Dans la commission chargée d’examiner le système télégraphique de Chappe, Lakanal prit vigoureusement la défense de ce système. Il avait commencé par faire expérimenter devant lui la machine, et compris d’un coup d’œil tout ce qu’elle promettait à la politique et au progrès des nations.
Mais les deux autres commissaires, Daunou et Arbogast, résistaient à ses convictions. Ils s’appuyaient surtout sur les objections de la commission des finances. Cambon, qui régnait en maître dans cette commission, ne voyait dans le projet de Chappe qu’une source de dépenses pour l’État, dans un moment où la plus stricte économie était imposée au trésor public.
Toutes ces résistances désespéraient Claude Chappe. Il considérait son projet comme perdu, et il l’eût certainement abandonné sans l’appui de Lakanal. Quelques fragments de la correspondance de Chappe et de Lakanal, conservent les traces de ce découragement de l’inventeur, et du secours qu’il trouvait dans le persévérant conventionnel.
« Il me semble, écrit Chappe à ce dernier, que le citoyen Daunou met bien peu d’importance à mon système télégraphique. Le citoyen Arbogast témoigne la même indifférence : je n’en persiste pas moins dans la ferme persuasion que ce serait un établissement de la plus grande utilité. Quoi qu’il en soit, si vous n’étiez pas là, je désespérerais entièrement du succès. Vous lèverez les obstacles qu’on fait tant redouter de la part du Comité des finances, si peu favorable à tout ce qui intéresse les sciences et les lettres ; enfin j’espère fortement en vous, et n’espère qu’en vous seul, etc. »
Et plus loin :
« Je vous remercie bien sincèrement des consolations que vous me donnez ; j’en ai réellement besoin. Quels hommes que ce Cambon et ce Monot ! J’admire le courage et le calme que vous opposez à leurs mauvaises raisons, à leurs sorties injurieuses contre votre Comité. Les sciences ne pourront jamais acquitter les services que vous leur rendez. Je vous prie d’être bien persuadé que ma reconnaissance pour vous ne finira qu’avec ma vie. »
Citons encore la lettre suivante :
« J’apprends des divers représentants et de quelques employés du Comité, que le citoyen Daunou ne veut pas de mon projet, et que le citoyen Arbogast ne témoigne aucun empressement pour son adoption. Comment n’ont-ils pas été frappés de l’idée ingénieuse que vous avez développée hier au Comité, et à laquelle je n’avais pas songé ? L’établissement du télégraphe est, en effet, la meilleure réponse aux publicistes qui pensent que la France est trop étendue pour former une république. Le télégraphe abrège les distances et réunit en quelque sorte une immense population sur un seul point. Il y a longtemps que, rebuté de toutes parts, j’aurais abandonné mon projet, si vous ne l’aviez pris sous votre protection. »
Mais Lakanal le défendait avec vigueur devant la Commission. Il insistait, argument décisif à cette époque, sur l’inappréciable secours que le télégraphe devait apporter aux opérations des armées. Se plaçant ensuite au point de vue politique, il démontrait que l’unité de la nation française aurait tout à gagner à ce moyen nouveau de rattacher l’une à l’autre les différentes parties du territoire de la République. Il ajoutait que l’établissement de la télégraphie serait la meilleure réponse à faire à ceux qui prétendaient que la France était trop grande pour être dirigée par un gouvernement unique et central.
Ces arguments triomphèrent au sein de la commission. Chappe fut invité à préparer les expériences qu’il devait faire devant elle, et les fonds nécessaires furent mis à sa disposition.
Aussi Chappe s’empressait-il d’écrire à Lakanal :
« Enfin, grâce à vos courageux efforts, à votre patience inaltérable, mon projet sera examiné sur une ligne de correspondance propre à donner des résultats concluants. Vous avez fait faire les premiers fonds nécessaires à cet examen préliminaire. Nous vous attendrons, mon ami Girardin et moi, à Écouen, d’où nous vous suivrons à Saint-Martin-du-Tertre. »
Il lui écrivait encore :
« Grâces vous soient rendues mille fois ! vous avez triomphé de tous les obstacles ; que dis-je ? vous les avez transformés en moyens ; me voilà pleinement satisfait. Le projet est adopté, et le décret détermine mon rang et mes attributions pécuniaires. Je ne puis vous offrir que ma profonde gratitude ; mais elle ne périra qu’avec moi, etc. »
Et un autre jour :
« Je vous dois de nouveaux remercîments. Vous êtes inépuisable quand il s’agit de m’être utile. Je reçois l’arrêté du Comité qui met à ma disposition les fonds nécessaires pour un essai en grand. Je vais m’occuper des moyens d’exécution. Je serai très-attentif à vous tenir au courant de toutes mes opérations. Je prie mon créateur de recevoir l’hommage de sa créature. »
Claude Chappe, aidé de ses frères et de ses amis Delaunay et Girardin, se mit aussitôt en devoir d’exécuter l’expérience de son appareil devant les commissaires de la Convention. Il établit une véritable ligne télégraphique, composée de deux postes extrêmes et de deux postes intermédiaires.
Comme il avait encore à redouter la méfiance populaire, il voulut soustraire ses nouveaux appareils au sort funeste des premiers, et demanda au gouvernement une protection efficace, qui lui fut d’ailleurs accordée sur les instances de Lakanal.
Le 2 juillet 1793, la Convention ordonna aux maires, officiers municipaux et procureurs des communes, sur le territoire desquels les postes étaient construits, de veiller à la sécurité des appareils de Chappe. La garde nationale envoya des hommes pour garder les stations télégraphiques dans la campagne, et la Convention fit connaître officiellement, qu’elle avait elle-même ordonné, par un décret, l’essai de ces machines.
Le 12 juillet 1793, devant les membres de la Commission, auxquels s’étaient joints un grand nombre d’artistes, de savants et d’hommes politiques, Claude Chappe et ses frères procédèrent à l’expérience solennelle, qui devait décider du sort de l’invention.
La ligne partant du parc de Saint-Fargeau, à Ménilmontant, aboutissait à Saint-Martin-du-Tertre. Elle occupait une longueur de 35 kilomètres. Claude Chappe, le vocabulaire à la main, se tenait à Ménilmontant, c’est-à-dire à la première station, avec Daunou, l’un des commissaires de la Convention. Lakanal et Arbogast, avec Abraham Chappe, également muni du vocabulaire, étaient à Saint-Martin-du-Tertre, station extrême. Dans le poste intermédiaire étaient deux stationnaires (le mot remonte à cette époque). L’un avait l’œil à la lunette, l’autre, tenait la manivelle de l’instrument à signaux.
Le poste de Saint-Martin-du-Tertre ayant fait connaître, par un signal convenu, qu’il était prêt, le poste de Ménilmontant commença à expédier la phrase suivante :
« Daunou est arrivé ici. Il annonce que la Convention nationale vient d’autoriser son Comité de sûreté générale à apposer les scellés sur les papiers des représentants du peuple. »
Cette dépêche fut transmise en 11 minutes.
À son tour, le poste de Saint-Martin-du-Tertre expédia, en 9 minutes les vingt-six mots qui suivent :
« Les habitants de cette belle contrée sont dignes de la liberté par leur amour pour elle et leur respect pour la Convention nationale et ses lois. »
Les commissaires entreprirent ensuite une conversation, qui fut rapidement traduite en signaux et transmise par l’appareil. Le succès fut complet, sauf quelques légères erreurs provenant de l’inattention ou du peu d’expérience des opérateurs.
Les commissaires de la Convention et tous ceux qui assistaient à l’expérience, furent émerveillés de ce résultat.
Il est à remarquer qu’outre le télégraphe aérien qui fut expérimenté dans cette journée mémorable, Claude Chappe avait présenté aux commissaires un télégraphe nocturne, et bien plus, un télégraphe qui pouvait se déplacer, en d’autres termes, comme l’appelait l’inventeur, un télégraphe ambulant.
Le télégraphe nocturne n’était que l’appareil de jour, muni, pour l’éclairer, de quatre énormes lanternes aux extrémités de ses bras. Quant au télégraphe ambulant, destiné au service des armées en campagne, c’était une machine plus petite que le télégraphe ordinaire, et qui pouvait se transporter d’un lieu à un autre, sur un chariot. Mais ces deux systèmes ne furent pas expérimentés par la commission, car le rapport de la commission se borne à mentionner leur existence, sans donner aucun détail sur leur mécanisme. Ajoutons que les télégraphes ambulants, pas plus que le télégraphe nocturne, n’ont jamais été d’un emploi pratique.
L’expérience du 12 juillet 1793, avait si admirablement prononcé en faveur de la perfection du système de Chappe, qu’aucune hésitation n’était plus permise. Lakanal fut donc chargé de rédiger le rapport de la commission, destiné à être présenté à la Convention nationale.
Ce rapport fut lu, quinze jours après, le 26 juillet 1793, devant la Convention. Remarquable par l’élévation des vues, la clarté des descriptions, et son style vigoureux, fortement empreint de la couleur de l’époque, il produisit dans l’Assemblée une impression profonde. Comme cette pièce constitue un monument historique, qui honorera les sciences et notre patrie, nous croyons devoir la reproduire dans son entier.
Citoyens législateurs,
« Ce sont les sciences et les arts, autant que les vertus des héros qui ont illustré les nations, dont le souvenir se prolonge avec gloire dans la postérité. Archimède, par les heureuses inspirations de son génie, fut plus utile à sa patrie que n’aurait pu l’être un guerrier en affrontant la mort au milieu des combats.
Quelle brillante destinée les sciences et les arts ne réservent-ils pas à une république qui, par son immense population et le génie de ses habitants, est appelée à devenir la nation enseignante de l’Europe.
Deux découvertes paraissent surtout marquer dans le dix-huitième siècle ; toutes deux appartiennent à la nation française : l’aérostat et le télégraphe.
Mongolfier traça une route dans les airs, comme les Argonautes s’en étaient frayé une à travers les ondes ; et tel est l’enchaînement des sciences et des arts, que le premier vaisseau qui fut lancé prépara la découverte du nouveau monde, que l’aérostat devait servir de nos jours la liberté, et être dans une bataille célèbre le principal instrument de la victoire.
Le télégraphe rapproche les distances ; rapide messager de la pensée, il semble rivaliser de vitesse avec elle.
Comme il importe aux sciences de connaître les diverses gradations des découvertes, nous croyons devoir entrer dans quelques détails avant de vous présenter le tableau des expériences que nous avons faites, en exécution de vos décrets, pour constater l’utilité du télégraphe-pouvoir.
De tout temps on sentit la nécessité de correspondre et de s’entendre à de grandes distances, et l’on adopta pour y parvenir divers modes de signaux.
Les peuples de l’Helvétie furent appelés à l’insurrection contre le despotisme d’Albert par les feux allumés sur le sommet des montagnes.
Ce moyen de correspondance n’était pas ignoré des Gaulois, nos ancêtres.
Les Chinois paraissent faire usage du canon, en attachant quelques valeurs aux explosions plus ou moins nombreuses de la poudre.
La marine s’est emparée des signaux vexillaires de La Bourdonnais, et en fait l’application à quelques événements prévus ; mais l’on sent qu’il y avait loin de là à un moyen qui embrassât d’une manière simple et sûre toutes les idées et les divers modes du discours.
Le célèbre Amontons conçut et exécuta avec succès un système de signaux, dont il a gardé le secret.
Depuis plusieurs années, le citoyen Chappe travaillait à perfectionner ce langage, convaincu que, porté au degré de perfection dont il est susceptible, il peut être d’une grande utilité dans une foule de circonstances, et surtout dans les guerres de terre et de mer, où de promptes communications et la rapide connaissance des manœuvres peuvent avoir une grande influence sur le succès.
Ce n’est qu’après de longues méditations et de nombreux essais, qu’il est parvenu à former un système de correspondance, qui allie à la célérité des procédés la rigueur des résultats ; car on ne marche que pas à pas dans les découvertes, et il est difficile de calculer les obstacles. On fait, on défait, on compare, et le résultat positif n’est donné que par l’expérience.
L’électricité fixa d’abord l’attention de ce laborieux physicien ; il imagina de correspondre par le secours des temps marquant électriquement les mêmes valeurs, au moyen de deux pendules harmonisées ; il plaça et isola des conducteurs à de certaines distances ; mais la difficulté de l’isolement, l’expansion latérale du fluide dans un long espace, l’intensité qui eût été nécessaire et qui est subordonnée à l’état de l’atmosphère, lui firent regarder son projet de communication par le moyen de l’électricité comme chimérique.
Sans perdre de vue son objet, il fit de nouveaux essais, en prenant les couleurs pour agent. Mais il reconnut bientôt que ce système n’était rien moins que sûr par la difficulté de les rendre sensibles à certaines distances, et que les résultats étaient entravés et rendus à chaque instant incertains par les diverses dispositions de l’atmosphère. En conséquence, il chercha à atteindre d’une autre manière le but qu’il s’était proposé.
Le micromètre appliqué à la lunette ou au télescope lui parut pouvoir fournir un moyen de correspondance. Il en fit établir un dont le cadran présentait diverses divisions ou valeurs conventionnelles correspondant à un même nombre de points déterminés sur un petit espace de terrain disposé à une grande distance : cet essai réussit. Mais comme ce mode de communication ne pouvait avoir lieu que pour un petit nombre de postes, il passa à de nouvelles recherches.
Il s’attacha à la forme des corps, comme susceptible de se prononcer dans l’atmosphère d’une manière certaine, et constata qu’en leur faisant affecter diverses positions, il en tirerait un moyen sûr de correspondance.
Le premier essai de ce genre eut lieu dans le département de la Sarthe, au mois de mars 1791 (V. S.). Dans cet essai, l’application des pendules harmonisées, fut combinée avec la forme des corps.
Quelque temps après, la même expérience fut répétée à Paris avec divers changements. Enfin, après avoir médité sur le perfectionnement de ses moyens, et leur exécution mécanique, le citoyen Chappe en fit, en 1792, hommage à l’Assemblée législative, qui les accueillit sans aucun fruit pour les sciences et les arts. Plus zélée pour tout ce qui intéresse leur gloire, la Convention nationale par son décret du 27 avril dernier, nous a chargés de suivre le procédé présenté par le citoyen Chappe pour correspondre rapidement à de grandes distances.
Avant de vous soumettre le résultat de nos opérations, il est nécessaire de se former une idée exacte de l’appareil dont se sert l’inventeur de cette importante découverte.
Le télégraphe est composé d’un châssis ou régulateur qui forme un parallélogramme très-allongé. Il est garni de lames à la manière des persiennes. Ces lames sont en cuivre sur-argenté et bruni. Elles sont inclinées de manière à pouvoir réfléchir horizontalement la lumière de l’atmosphère.
Le régulateur est ajusté par son centre sur un axe, dont les deux extrémités reposent sur des coussins en cuivre fixés au bout de deux montants.
Ce régulateur, mobile sur son axe, supporte deux ailes dont le développement s’effectue en différents sens.
Quatre fanaux sont suspendus aux extrémités, et y sont fixés et lestés de manière à affecter toujours la perpendiculaire.
Ces fanaux servent à la correspondance de nuit. Le mécanisme est tel que la manœuvre s’en fait sans peine et avec célérité, au moyen de certains moulinets établis à des distances convenables.
Un petit télégraphe, ou répétiteur, placé sous les yeux des manipulateurs, exécute tous les mouvements de la grande machine.
Le télégraphe ambulant est établi sur un chariot ; son mécanisme est, à quelque chose près, celui du télégraphe stationnaire : il en diffère dans les dimensions et dans la manière dont s’exécute la manœuvre ; le répétiteur, qui sert à indiquer les divers mouvements et les différentes positions du télégraphe, y est remplacé par une disposition particulière du levier, qui rend la manœuvre très-facile, et permet à un seul agent de manipuler et d’observer tout à la fois.
L’analyse des différentes positions du télégraphe que nous venons de décrire présente un certain nombre de signaux parfaitement prononcés.
Le tableau représentatif des caractères qui les distinguent compose une méthode tachygraphique que je ne pourrais développer ici sans ravir à son auteur une propriété, fruit de ses longues et pénibles méditations.
La découverte que je vous annonce n’est pas seulement une spéculation ingénieuse ; ses résultats ne laissent aucune équivoque sur la transmission littérale des différents caractères propres au langage des signes.
Pour obtenir des résultats concluants, vos commissaires, accompagnés de plusieurs savants et artistes célèbres, ont fait l’expérience du procédé sur une ligne de correspondance de huit à neuf lieues de longueur.
Les vedettes étaient placées, la première dans le parc de Pelletier Saint-Fargeau, à Ménilmontant, la deuxième sur les hauteurs d’Écouen, et la troisième à Saint-Martin-du-Tertre.
Voici le résultat de l’expérience faite le 12 de ce mois :
Nous occupions, le citoyen Arbogast et moi, le poste de Saint-Martin-du-Tertre ; notre collègue Daunou était placé à celui du parc de Saint-Fargeau, qui en est distant de huit lieues et demie.
À 4 heures 26 minutes, nous arborâmes le signal d’activité, le poste de Saint-Fargeau nous transmit en 11 minutes, avec une grande fidélité, la dépêche suivante :
« Daunou est arrivé ici ; il annonce que la Convention nationale vient d’autoriser son comité de sûreté générale à apposer les scellés sur les papiers des représentants du peuple. »
Le poste de Saint-Fargeau reçut de nous, en 9 minutes, la lettre suivante :
« Les habitants de cette belle contrée sont dignes de la liberté, par leur amour pour elle et leur respect pour la convention nationale et ses lois. »
Nous continuâmes longtemps cette correspondance avec un plein succès.
Dans les dépêches, il se glisse quelquefois des fautes partielles par le peu d’attention ou l’inexpérience de quelques agents. La méthode tachygraphique de Chappe offre un moyen sûr et rapide de rectifier ces erreurs.
Il est souvent essentiel de cacher aux observateurs intermédiaires placés sur la ligne de correspondance le sens des dépêches. Le citoyen Chappe est parvenu à n’initier dans le secret de l’opération que les stationnaires placés aux deux extrémités de la ligne.
Le temps employé pour la transmission et la révision de chaque signal d’un poste à l’autre, peut être estimé, en prenant le terme moyen, à 20 secondes : ainsi, en 13 minutes 40 secondes, la transmission d’une dépêche ordinaire pourrait se faire de Valenciennes à Paris.
Le prix de chaque machine, en y comprenant les appareils de nuit, pourrait monter à 6 000 livres ; d’où il résulte qu’avec une somme de 96 000 livres, on peut réaliser cet établissement d’ici aux frontières du Nord ; et, en déduisant de cette somme le montant des télescopes et pendules à secondes que la nation n’a pas besoin d’acquérir, elle est réduite à 58 400 livres.
Vos commissaires ont pensé que vous vous empresseriez de nationaliser cette intéressante découverte, et que vous préféreriez à des moyens lents et dispendieux un procédé propre à communiquer rapidement, à de grandes distances, tout ce qui peut faire le sujet d’une correspondance.
Ils pensent que vous ne négligerez pas cette occasion d’encourager les sciences utiles ; si leur foule, épouvantée, s’éloignait jamais de vous, le fanatisme relèverait bientôt ses autels, et la servitude couvrirait la terre. Rien en effet ne travaille plus puissamment pour les intérêts de la tyrannie que l’ignorance.
Voici le projet de décret que je vous propose, au nom de votre commission réunie au comité d’instruction publique :
La Convention nationale accorde au citoyen Chappe le titre d’ingénieur-télégraphe, aux appointements de lieutenant du génie.
Charge son comité de salut public d’examiner quelles sont les lignes de correspondance qu’il importe à la République d’établir dans les circonstances présentes.»
La Convention, dans sa séance du 25 juillet, convertit en décret la proposition de Lakanal. Adoptant officiellement le télégraphe de Chappe, elle ordonna au Comité de salut public de faire établir sur le territoire français une ligne de correspondance, composée du nombre de postes nécessaires. Claude Chappe reçut le titre d’ingénieur-télégraphe, avec un traitement de 5 livres 10 sous par jour, pour assimiler sa situation à celle de lieutenant du génie.
C’est du 25 juillet 1793, bien que la première ligne télégraphique n’ait pu être établie et fonctionner qu’un an plus tard, que date l’adoption, par le gouvernement français, de la télégraphie aérienne. À partir de ce moment, elle appartint à l’État, et devint une branche de l’administration du gouvernement.
Après le mérite primordial de l’inventeur, c’est donc au gouvernement de la République que revient la gloire d’avoir adopté et popularisé cette invention. C’est à Lakanal, en particulier, sans oublier le citoyen Romme, qui sut appeler l’attention sur l’inventeur, que le monde est redevable de l’adoption générale de la télégraphie. Avant Claude Chappe, bien des systèmes avaient été proposés et essayés. Tous, sans en excepter celui d’Amontons, étaient tombés dans l’oubli. Le télégraphe de Chappe aurait certainement éprouvé le même sort, si la Convention nationale, poussée surtout par le désir de pourvoir aux nécessités de la guerre, ne l’avait adopté et mis en pratique.
Il nous reste à raconter les difficultés pratiques que rencontra l’établissement des machines de Chappe sur le territoire français.
(extrait de Wiki source)