DOUZIÈME  PARTIE

La télégraphie aérienne en suède, en Angleterre, en Italie, en Espagne et en Russie.

L’adoption du télégraphe de Chappe par le gouvernement français, avait produit en Europe une sensation très-vive ; tous les peuples étrangers s’empressèrent de l’essayer ou de l’imiter. Notre système télégraphique fut établi avec le plus grand succès en Italie et en Espagne.

Dans les pays septentrionaux, les brumes particulières à ces climats, rendent difficilement visibles les signaux allongés. On préféra se servir de volets mobiles, dont les combinaisons sont assez variées pour offrir une multitude de signaux. On a vu d’ailleurs que Chappe avait, pendant quelque temps, employé cette disposition. En Angleterre et en Suède, les télégraphes aériens sont construits d’après ce système.

Le télégraphe suédois (fig. 21), qui fut construit par M. Endelerantz, se composait d’un grand cadre offrant des volets placés à égale distance, et disposés sur trois rangées verticales. Chacun de ces volets était fixé à un axe mobile, et pouvait prendre une position horizontale ou verticale. En s’ouvrant ou se fermant de cette manière, ils formaient 1 024 signaux, qui suffisaient aux besoins de la correspondance.

Fig. 21. — Télégraphe aérien employé en Suède.

Ignace Chappe, dans son Histoire de la télégraphie, décrit, en ces termes, le télégraphe suédois :

« Le télégraphe adopté par M. Endelerantz est une machine à trappes, composée d’un cadre, dont l’intérieur est rempli par dix volets placés à égale distance l’un de l’autre, et sur trois rangées verticales, dont celle du milieu en contient quatre ; ces volets sont fixés chacun sur un axe qui tourne dans des trous pratiqués aux côtés du cadre ; ils prennent une position verticale ou horizontale, d’après les mouvements qu’ils reçoivent par ces axes, et, en s’ouvrant ou se fermant ainsi, ils produisent mille vingt-quatre signaux. M. Endelerantz eût pu leur faire exprimer tous les nombres possibles ; mais il craignit d’émettre dans ses signaux trop d’incertitude, parce qu’il ne fallait pas seulement, en notant les signaux, observer quel volet était visible, mais encore dans quel ordre il l’était devenu.

Endelerantz apporta beaucoup de soin dans l’exécution de sa machine, pour en rendre les mouvements faciles et sûrs, et prendre des mesures pour lever une partie des obstacles que la pratique de l’art télégraphique fait apercevoir ; mais il ne s’éleva pas au-dessus du système alphabétique.

Il observa qu’il était avantageux de mettre entre ses volets un intervalle plus grand que leur diamètre, pour empêcher qu’ils ne fussent confondus ensemble ; que la tendance à la confusion est plus grande dans la direction horizontale que dans la verticale, et qu’il faut conséquemment éloigner les volets encore davantage.

Pour rendre son télégraphe de jour utile pendant la nuit, M. Endelerantz employa une lanterne de fer-blanc qui n’avait, pour laisser passer la lumière, que deux ouvertures rondes placées aux deux côtés correspondants, et couvertes avec du mica très-transparent : deux quarts de cercle en fer-blanc, adaptés aux deux côtés de la lanterne, tiennent à l’axe, de manière à être élevés sur les trous de la lanterne, et à retomber par leur propre poids, suivant qu’on veut montrer ou cacher les feux : il fixa ces lanternes à la place des volets, sur le cadre vertical, dans le même ordre entre elles que les volets ; les fils qui partent de chacune d’elles se réunissent au pied de la machine, comme pour le télégraphe de jour ; et il assure que ces lanternes ont été employées avec avantage et sûreté à la distance de trois milles suédois, les flammes étant d’un pouce, leur distance entre elles de sept pieds, et les télescopes grossissant soixante fois »

Les premiers essais du télégraphe suédois furent faits entre Drottningholm et Stockholm, le 30 octobre 1794.

En 1796, on disposa trois télégraphes pour servir à la correspondance des deux bords d’Aland, à la distance de huit lieues.

Le télégraphe suédois était à peine établi, que le gouvernement anglais en adopta un, à peu près semblable. Il fut élevé, à Londres, en 1796, sur l’hôtel de l’Amirauté. C’était une sorte de grille occupée par six volets très-rapprochés. La figure 22 représente ce télégraphe d’après le dessin qu’en a donné Ignace Chappe, dans son Histoire de la télégraphie.

Ce système est vicieux, parce qu’il expose trop aisément à confondre les signaux placés à côté ou au-dessus les uns des autres. Cette difficulté pratique, jointe à l’existence habituelle des brouillards sous le climat défavorable de l’Angleterre, empêcha de retirer du télégraphe aérien tous les avantages qu’il procurait dans les pays méridionaux.

Fig. 22. — Télégraphe aérien employé en Angleterre.

On a prétendu que le premier télégraphe établi à Londres en 1796, ne pouvait servir que vingt-cinq jours au plus dans l’année. Diverses modifications furent apportées à cet appareil depuis cette époque, mais sans l’amener à un degré suffisant de valeur. C’est précisément en raison des insuccès répétés de la télégraphie aérienne, que la télégraphie électrique devait, plus tard, prendre en Angleterre un essor très-rapide.

La découverte française se répandit plus lentement en Allemagne. Bergstrasser, qui n’abandonnait pas aisément la partie, dépeça, mutila le télégraphe français, et en fit une machine informe, qui ne put jamais être employée. Il allait chercher toutes les raisons du monde pour donner le change à ses compatriotes sur le mérite de l’invention française. Et parfois il rencontrait de singuliers arguments :

« Au reste, dit-il dans un ouvrage dédié à l’empereur François II, je pense que les Français n’emploient pas leur télégraphe à un autre but qu’à un but politique : on s’en sert pour amuser les Parisiens, qui, les yeux sans cesse fixés sur la machine, disent : Il va, il ne va pas. On profite de cette occasion pour détourner l’attention de l’Europe, et en venir insensiblement à ses fins. »

Cependant on ne tint pas compte d’aussi bonnes raisons, et le télégraphe de Chappe fut adopté dans les États allemands.

Le télégraphe aérien fut sur le point de s’installer en Turquie. L’ambassadeur ottoman fit demander pour son souverain, un modèle de télégraphe au gouvernement français. Les appareils furent envoyés ; mais personne, à Constantinople, ne put réussir à les faire fonctionner.

La découverte de Chappe trouva en Égypte un plus sérieux accueil. Méhémet-Ali, désireux de doter son pays de cette nouvelle conquête de la civilisation européenne, chargea un ingénieur, M. Abro, d’établir une ligne télégraphique du Caire à Alexandrie. On fit venir de France les modèles, les lunettes d’approche et tous les instruments nécessaires. M. Abro, accompagné de M. Coste, un des ingénieurs du pacha, fit la reconnaissance des lieux, et présida à la construction des postes. La ligne télégraphique créée par Méhémet-Ali fonctionne encore aujourd’hui en Égypte ; on reçoit en quarante minutes à Alexandrie, les nouvelles du Caire, au moyen de dix-neuf stations établies dans des tours isolées.

La télégraphie rencontra plus de difficultés en Russie ; ce n’est guère qu’en 1834 qu’elle put s’y établir d’une manière définitive. Cependant l’utilité d’un tel agent de correspondance se faisait sentir en Russie plus que dans toute autre partie de l’Europe. L’immense étendue de cet empire est un obstacle continuel à la transmission des ordres envoyés de la capitale ; il faut des mois entiers pour les faire parvenir et pour être informé de leur exécution. La distance qui sépare les divers peuples soumis à l’autorité du czar, est si considérable, qu’ils ne peuvent former entre eux des relations suivies, et qu’ils sont, pour la plupart, comme étrangers les uns aux autres. Toutes ces circonstances devaient donner à l’établissement de la télégraphie chez les Russes un prix inestimable. Aussi l’empereur Alexandre attachait-il la plus haute importance à cette question. Malheureusement les résultats répondirent mal à son impatience et à ses désirs. Un grand nombre de personnes avaient essayé, à Saint-Pétersbourg, de construire des télégraphes, mais leurs tentatives avaient été si mal combinées, qu’il en reste à peine des traces. Nous ne connaissons de ces essais infructueux que l’esquisse de machine télégraphique qui fut proposée au czar par l’abbé Valentin Haüy, connu par sa méthode d’éducation des aveugles. Dans une brochure publiée en 1805, Valentin Haüy annonce qu’il vient d’appliquer heureusement sa méthode à la composition d’un système et d’une machine télégraphique dont il a accommodé le service « tout exprès pour l’usage de l’empire de Russie ». Il est difficile de comprendre comment une méthode imaginée pour les aveugles peut servir à lire des signaux : cette idée n’eut aucune suite.

Les journaux annoncèrent en 1808, qu’un M. Volque allait enrichir Saint-Pétersbourg d’un télégraphe aérien. Cet appareil devait mal remplir les vues du gouvernement, puisque son auteur crut devoir l’année suivante le transporter à Copenhague. Cependant, en 1809, le consul de Danemark fit au gouvernement français la demande d’un télégraphe, ce qui ne plaide pas en faveur de l’appareil de M. Volque.

Tous les essais entrepris en Russie pour la création d’une ligne télégraphique, avaient donc échoué, et depuis vingt ans une commission officielle, instituée en vue de cette question, n’avait encore rien produit, lorsqu’en 1831, un ancien employé de la télégraphie française vint proposer à l’empereur Nicolas de doter la Russie du moyen de correspondance depuis si longtemps cherché. C’était M. Chatau, qui, au moment de la révolution de 1830, avait été destitué avec Abraham Chappe. Le système qu’il avait imaginé était une modification du télégraphe Chappe, ayant pour principal avantage de diminuer le nombre des signaux.

Fig. 23. — Télégraphe aérien établi en Russie par M. Chatau.

La figure 23 représente le télégraphe de jour de M. Chatau, d’après un mémoire assez obscur, et sans doute rendu obscur volontairement, qui a été publié à Paris par l’auteur, en 1842[32]. C’est le télégraphe français disposé de manière à produire un ordre différent de signaux.

En plaçant des lanternes aux bras de ce télégraphe, M. Chatau obtenait des signaux de nuit, dont le vocabulaire avait été composé par lui avec un très-grand soin.

Chatau établit en Russie deux lignes de télégraphie aérienne : l’une de huit postes entre Saint-Pétersbourg et Cronstadt, et une seconde de cent quarante-huit postes, entre Saint-Pétersbourg et Varsovie. La première fut ouverte à la fin de février 1834, la seconde, en mars 1838.

Fig. 24. — L’empereur Nicolas exécute le premier essai de la ligne télégraphique de Saint-Pétersbourg à Varsovie.

La ligne télégraphique de Varsovie était la plus étendue de l’Europe : elle avait trois cents lieues de longueur. Son organisation était entièrement militaire. Chacun des postes renfermait une chambre à coucher, une cuisine, deux remises, une cave, une vaste cour, un jardin et un puits. Quatre employés étaient attachés au service de chacune des stations.

Chatau, de retour en France, aimait à raconter la scène émouvante qui se passa le jour du premier essai de la ligne télégraphique qu’il avait établie, d’après les ordres de l’empereur, de Saint-Pétersbourg à Varsovie.

Ce jour arrivé, et tous les stationnaires étant à leur poste sur le trajet de la ligne, on vit entrer l’Empereur, qui n’était point attendu.

Nicolas écrivit une dépêche de trente mots, et la présenta à M. Chatau, qui la traduisit en signaux de son vocabulaire.

Au moment où notre compatriote se disposait à saisir les manivelles du télégraphe, pour expédier les signaux, l’empereur Nicolas l’écarta brusquement. Il saisit les poignées des manivelles, et se mit à exécuter lui-même les mouvements destinés à former les signaux. À mesure qu’il avait fait un signal, il mettait l’œil à la lunette, pour reconnaître si le signal avait été compris et répété par le premier stationnaire ; puis il exécutait le signal suivant. Il transmit ainsi lui-même toute la dépêche.

Pendant la nuit, l’empereur s’était exercé sur un petit modèle, à la manœuvre des signaux télégraphiques. Il connaissait déjà le vocabulaire, et il avait voulu faire de ses propres mains, le premier essai des appareils sur la ligne.

On comprend si tous les cœurs étaient serrés ! Mais le plus ému de tous les assistants, le plus fortement impressionné, c’était naturellement M. Chatau. Il est évident, en effet, que si l’empereur, novice en télégraphie, avait commis quelque erreur, bien naturelle, dans l’expédition de la dépêche ; si les stationnaires eux-mêmes, encore peu exercés aux manœuvres, avaient mal compris un seul signal, tous les travaux, toutes les expériences du constructeur de la ligne télégraphique, étaient anéantis du même coup. Au lieu d’obtenir la juste récompense qu’il attendait, il se voyait déjà exilé en Sibérie par la colère du czar.

Heureusement rien de tout cela n’arriva. On attendait, avec anxiété, les signaux qui, revenant de Varsovie, devaient indiquer si la dépêche avait été comprise. Dix minutes étaient à peine écoulées que les signaux expédiés de Varsovie, et répétés par les télégraphes de toutes les stations, arrivaient, annonçant la parfaite réussite de l’expérience, l’état irréprochable de la ligne et l’excellence du système télégraphique établi par M. Chatau.

Dès qu’il vit revenir les signaux, l’empereur Nicolas embrassa M. Chatau, le félicita, et lui annonça qu’il récompensait son mérite par une pension de 10 000 roubles et la croix de Saint-Vladimir.

Notre compatriote demeura encore deux ans en Russie. Au bout de ce temps, ayant parfaitement organisé le service, il rentra en France.

(extrait de Wiki source)