TREIZIÈME  PARTIE

La télégraphie aérienne en France, sous Louis-Philippe.

  • — la télégraphie en Algérie.
  • — différents systèmes proposés pour perfectionner et remplacer le télégraphe de Chappe.
  • — naissance de la télégraphie électrique.
  • — la télégraphie aérienne termine glorieusement sa carrière dans la guerre de Crimée.

Sous Louis-Philippe, la télégraphie française fut sérieusement encouragée. Plusieurs lignes nouvelles furent établies.

Depuis longtemps la télégraphie était rentrée dans les attributions du ministère de l’intérieur. Soumise pendant la Révolution et sous l’Empire, au ministère de la guerre, cette institution, pendant les époques pacifiques de la Restauration et du gouvernement de Juillet, revenait naturellement au ministère de l’intérieur, dans les attributions duquel elle est encore aujourd’hui.

C’est sous Louis-Philippe que fut votée la loi qui attribue au gouvernement le monopole des communications télégraphiques, de quelque ordre qu’elles soient. Cette loi illibérale, extension peu motivée des monopoles de l’État, déjà si nombreux, était l’expression d’une défiance politique du gouvernement contre les citoyens. Elle subsiste encore de nos jours, dans toute sa rigueur, interdisant à tout particulier l’usage d’une correspondance télégraphique privée. La télégraphie électrique est régie par la même loi, ce qui crée un obstacle bien gratuit aux opérations, aux travaux des ateliers, des manufactures et des diverses industries, en les empêchant d’établir des communications télégraphiques.

Quoi qu’il en soit, c’est en 1837 que cette loi fut votée par la chambre des députés. À cette époque, aucune loi n’accordait à l’État le monopole de la correspondance télégraphique. Aussi un service de télégraphie privée s’était-il créé, d’après un nouveau système, entre Paris et Rouen. Une télégraphie clandestine s’était même établie, pour transmettre le cours de la bourse de Paris à Bordeaux.

C’est pour prévenir ce qui paraissait un abus, et ce qui n’était que l’exercice d’un droit de tout citoyen, que la chambre des députés vota la loi sur la correspondance télégraphique, qui lui fut présentée par le gouvernement, et promulguée le 3 mai 1837. Cette loi punit d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende de mille à dix mille francs « quiconque transmettra, sans autorisation, des signaux d’un lieu à un autre, soit à l’aide de machines télégraphiques, soit par tout autre moyen ». Elle ajoute que le tribunal ordonnera la destruction des postes desdites machines ou moyens de transmission.

Un plan général du réseau télégraphique fut arrêté, sous Louis-Philippe, par l’administration des télégraphes, dont le directeur était M. Alphonse Foy, neveu du célèbre général Foy. Ce plan consistait à établir une série de lignes concentriques, et à relier entre elles les lignes rayonnantes.

On avait projeté trois lignes. La première devait rattacher celle de Paris à Toulon à celle de Bayonne par Avignon, Montpellier, Toulouse et Bordeaux. La seconde partant de Dijon, devait aboutir à Strasbourg, en passant par Besançon. La troisième, se détachant de la ligne de l’Est à Metz, se serait dirigée sur Boulogne, par Valenciennes et Lille ; de Boulogne elle aurait gagné la ligne de l’Ouest à Avranches, en passant par Caen et en coupant la ligne projetée de Paris au Havre. Ce plan, parfaitement raisonné, donnait à une dépêche deux voies au moins pour arriver à destination, et faisait entrer dans le réseau les places fortes des frontières du Nord, les centres commerçants du littoral de la Manche et les villes importantes du Midi. Des embranchements spéciaux devaient rattacher Cherbourg, Boulogne, Nantes et Perpignan.

Ce projet ne fut exécuté qu’en partie, soit par la parcimonie de la chambre des députés, soit par la considération des imminents progrès du télégraphe électrique.

L’exécution du plan projeté par l’administration des télégraphes, commença par la ligne du Midi. En 1832 on créa la section d’Avignon à Montpellier, en 1834, celle de Montpellier à Bordeaux.

En 1841, une ligne fut construite de Calais à Boulogne, pour le service des dépêches d’Angleterre. On commença, en 1842, la ligne de jonction de Dijon à Strasbourg.

En 1844, la télégraphie aérienne présentait un imposant réseau, composé de 5 000 kilomètres de lignes, pourvues de 534 stations. 29 villes correspondaient télégraphiquement avec Paris. Voici les noms de ces villes, jalonnées selon le trajet des stations télégraphiques :

  • Lille, Calais, Boulogne ;
  • Châlons, Metz, Strasbourg ;
  • Dijon, Besançon, Lyon, Valence, Avignon, Marseille, Toulon ;
  • Tours, Poitiers, Angoulême, Bordeaux, Bayonne ;
  • Agen, Toulouse, Narbonne, Perpignan, Montpellier, Nîmes ;
  • Avranches, Cherbourg, Brest, Rennes, Nantes.

Tout cela était loin de composer un réseau suffisant pour tous les besoins de la correspondance de l’autorité politique, résidant à Paris, avec les principaux centres administratifs. Mais la télégraphie électrique commençait à gagner du terrain en sentant approcher le moment de sa réalisation pratique, et toute idée d’extension ou de perfectionnement de la télégraphie aérienne, se trouvait ainsi paralysée.

On ne crut pas cependant devoir attendre davantage pour doter nos établissements d’Algérie d’un système télégraphique. Un réseau aérien fut construit en Algérie de 1844 à 1854, sous la direction de M. César Lair. Les travaux furent exécutés par le génie militaire, d’après les données fournies par les employés du télégraphe. Ils ne furent pas d’ailleurs sans danger : souvent il fallut s’entourer de bataillons, pour protéger les travailleurs contre les attaques des indigènes.

Les lignes partant d’Alger desservaient vers l’ouest et le sud-ouest : Blidah, Milianah, Médéah, Cherchell, Tenez, Orléansville, Mostaganem, Oran, Sidi-Bel-Abbès et Tlemcen ; vers l’est : Aumale, Dellis, Bougie, Sétif, Constantine, Philippeville, Guelma, Bône, et enfin vers le sud-est : Batna et Biskara.

Les postes télégraphiques ne ressemblaient pas à nos stations françaises. C’étaient de véritables blockhaus, flanqués de deux petits bastions, et environnés d’une palissade, percée de meurtrières. Ainsi mis à l’abri, le poste télégraphique pouvait résister à toutes les attaques des indigènes ou aux irruptions des malfaiteurs. Il faut dire néanmoins, qu’ils n’eurent jamais à repousser aucune attaque.

Fig. 25. — Poste télégraphique français en Algérie.

En raison de la pureté habituelle de l’atmosphère, les stations télégraphiques de l’Afrique française étaient séparées par une distance de douze kilomètres. M. César Lair avait simplifié les signaux, ainsi que le vocabulaire, et ces réformes judicieuses accéléraient sensiblement le passage des dépêches.

L’appareil télégraphique fut réduit à sa plus simple expression. Il ne consista plus qu’en un régulateur fixe, avec deux indicateurs mobiles ; le tout soutenu par deux poteaux parallèles. Un vocabulaire spécial dut être appliqué à l’appareil ainsi modifié par la suppression d’une des pièces principales.

Par son extrême simplicité, le télégraphe d’Afrique présentait moins de chances de dérangements et fatiguait peu l’opérateur. Il rendait plus facile le passage des dépêches, au moyen de son vocabulaire, aussi riche que celui de France, quoique basé sur un nombre de signaux moindre. C’est le même système, qui fut adopté dans la régence de Tunis, et plus tard par notre administration télégraphique pour la guerre d’Orient.

Pour établir très-rapidement les lignes, M. César Lair fit construire des supports formés de deux poteaux obliquement croisés aux deux tiers de leur hauteur, et pouvant se fermer comme les deux lames d’une paire de ciseaux. La partie la plus longue des poteaux se démontait en deux pièces, et les indicateurs de la machine pouvaient se replier, avec leur queue, sur le régulateur. Un télégraphe, machine et support, démonté et replié, ne présentait pas une longueur de plus de 3 mètres, et pouvait facilement être transporté par un seul mulet. En un quart d’heure, il pouvait être déchargé, monté et prêt à fonctionner. « C’était là, dit M. Éd. Gerspach, le véritable télégraphe aérien de campagne, vainement cherché sous la République et l’Empire. » Les stationnaires étaient choisis parmi des sous-officiers en congé, habitués, par un long séjour, au climat de l’Afrique et aux mœurs du pays.

La télégraphie aérienne a parfaitement fonctionné pendant quinze ans, dans notre colonie d’Afrique, sous la direction de M. César Lair. Elle fut remplacée, en 1859, par la télégraphie électrique. César Lair, le même qui avait fait construire, en 1844, la première station de télégraphie aérienne, faisait démolir le dernier blockhaus de télégraphie aérienne.

En France, depuis l’année 1846, la télégraphie de Chappe luttait péniblement contre la télégraphie électrique, qui, déjà adoptée en Amérique et en Angleterre, assiégeait, pour ainsi dire, les portes de l’administration française. Pour ne point répéter ce qui sera dit bientôt sur le développement et les progrès de la télégraphie électrique en France, nous nous contenterons d’indiquer ici qu’une ordonnance royale en date du 23 novembre 1844, accorda un crédit extraordinaire de 240 000 francs pour établir une ligne d’essai de télégraphie électrique, le long de la voie du chemin de fer de Paris à Rouen. Au mois d’avril 1845, les poteaux étaient plantés et les fils tendus jusqu’à Mantes. Le 18 mai de la même année, en présence d’une commission officielle, les dépêches étaient échangées par le fil électrique entre Paris et Rouen.

Cette expérience jugeait suffisamment la question. Le gouvernement présenta à la Chambre des députés, dans la session de 1846, un projet de loi pour l’établissement d’une ligne télégraphique de Paris à Lille.

Malgré quelques résistances individuelles, dont nous ne parlerons point pour le moment, la loi fut promulguée le 3 juillet 1846. Elle décidait l’établissement d’une ligne télégraphique de Paris à la frontière belge, par Lille, avec un embranchement de Douai à Valenciennes.

La révolution de février 1848 arriva sur ces entrefaites. M. Flocon fut nommé administrateur des lignes télégraphiques, en remplacement de M. Alphonse Foy. Plus tard, c’est-à-dire en 1849, M. Foy fut rappelé à la tête de l’administration des télégraphes. Ce fonctionnaire, qui dirigea jusqu’en 1853 le service télégraphique, eut à remplir une tâche difficile : celle de substituer graduellement le système électrique au système aérien. Nous verrons, dans la notice qui suivra celle-ci, quelles furent les phases les plus intéressantes de cette période de transition.

Avant de disparaître pour toujours, la télégraphie aérienne devait jeter un dernier éclair. Elle devait briller un moment encore, comme une lampe près de s’éteindre, et qui, avant de disparaître pour jamais, jette une subite et passagère lueur. Elle devait s’illustrer devant Sébastopol.

Au moment où la guerre d’Orient fut décidée, le ministre de la guerre demanda à l’administration des télégraphes l’installation d’un système de signaux rapides, applicables aux opérations militaires. À cette époque, la télégraphie aérienne et la télégraphie électrique se trouvaient en lutte, sans qu’aucune solution officielle eût encore tranché la difficulté. Le directeur des télégraphes, M. de Vougy, qui venait de remplacer M. Alphonse Foy, prit un excellent parti : il envoya à la fois, un matériel électrique et un matériel aérien. Le personnel de ces deux services était placé sous les ordres d’un inspecteur, M. Carrette.

Le matériel et les employés arrivèrent le 10 juillet 1854, à Varna (Bulgarie), et l’on s’occupa immédiatement d’établir une ligne aérienne, composée de sept postes, de Varna à Baltschick, port d’embarquement des troupes pour la Crimée, et d’où nos escadres partirent dans les premiers jours de septembre 1854. Cette ligne fonctionna trois mois, du 15 août au 15 novembre.

La prise de Sébastopol présenta des difficultés auxquelles on ne s’était pas attendu, et l’on ne tarda pas à se convaincre qu’il fallait, pour enlever cette ville, couverte de défenses formidables, un siége lent et compliqué. Dès lors, pendant qu’on construisait, de Varna à Bucharest, une ligne de télégraphie électrique, pour établir, par la Turquie, la communication de nos armées avec l’Europe, le matériel de télégraphie aérienne s’embarquait pour la Crimée, destiné à devenir un auxiliaire constant des opérations du siège.

L’inspecteur chargé de cet important service, M. Aubry, arriva à Kamiesch le 29 décembre 1854. Il fit installer immédiatement de nombreuses stations de télégraphie aérienne, d’après un plan concerté d’avance, et qui consistait à relier au quartier général les principaux points stratégiques, les corps d’armée, les divisions détachées et les ports d’approvisionnement.

Pour se plier aux exigences de la stratégie, il fallut créer une véritable télégraphie ambulante, ce qui n’avait jamais existé, non-seulement en France, sous la république ni sous l’empire, mais même dans nos guerres d’Afrique, où les lignes, qui étaient quelquefois provisoires, ne furent jamais volantes. On vit, en Crimée, des lignes de télégraphie aérienne supprimées et rétablies dans la même semaine, selon les mouvements des divisions militaires qu’elles accompagnaient. Cela n’empêchait pas d’ailleurs les lignes permanentes de fonctionner.

On fit usage en Crimée, dit M. Gerspach dans son Histoire de la télégraphie aérienne, où nous trouvons toutes ces indications, du système télégraphique qui avait servi en Afrique ; seulement M. Carrette construisit en tôle, au lieu de bois, les ailes du télégraphe, ce qui, pour un même degré de résistance, les rendait plus légères. Un poste pouvait être installé en vingt minutes et replié en un clin d’œil. Il suffisait de deux mulets pour emporter tout le matériel d’une station.

La vitesse de transmission était considérable, en raison de la faible distance des stations et de leur petit nombre. Un quart d’heure suffisait pour faire parvenir une dépêche du quartier général aux différents camps occupés par les corps d’armée. Il fallait vingt minutes pour aller de ce quartier général à Kamiesch et à la Tschernaïa ; une demi-heure pour atteindre l’Égry-Adgadj. Les cavaliers d’ordonnance que l’on aurait employés pour porter ces mêmes dépêches, auraient mis quatre heures pour parvenir à ce dernier point, une demi-heure ou une heure pour arriver au premier, tout en étant exposés à l’artillerie de la place. Ainsi, le service télégraphique laissait disponible la cavalerie, qui fut toujours peu nombreuse en Crimée.

Le vocabulaire était celui d’Afrique, un peu modifié par M. Aubry, pour ces circonstances nouvelles. Comme le petit nombre d’employés ne permettait pas de placer des traducteurs dans toutes les stations, on fut quelquefois obligé de donner aux signaux la simple signification des lettres de l’alphabet.

Les communications du grand quartier général avec les principaux corps d’armée, furent établies dès les premiers jours de 1855, par MM. Aubry et Carrette. Le grand quartier général correspondait ainsi avec la maison Forey (premier corps d’armée), avec la redoute (deuxième corps d’armée) ; avec la maison d’observation (espèce d’observatoire du général en chef) ; avec Kamiesch, Balaclava et Inkermann.

Après la bataille d’Inkermann, toutes ces relations furent changées, pour suivre les mouvements du grand quartier général, Quelques heures suffisaient pour installer des postes nouveaux, et supprimer les anciens.

Le 8 septembre, le télégraphe était placé sur la redoute Victoria, et le lendemain sur la tour Malakoff.

Sans rapporter ici tous les déplacements des postes télégraphiques qui suivaient les évolutions du siége, nous dirons que pendant dix-huit mois (de janvier 1855 à juillet 1856), la maison Forey, la maison d’observation, le poste de la redoute, Kamiesch, la Tschernaïa et la vallée de Baïdar, correspondirent, sans interruption, par le télégraphe, avec le grand quartier général, et qu’il en fut de même pour les autres positions que nos troupes occupèrent. 4 500 dépêches expédiées pendant cette campagne, disent assez les services de tout genre que la télégraphie aérienne rendit aux opérations de l’armée et de la flotte, comme aux services de l’intendance militaire.

Les employés du télégraphe firent preuve d’un dévouement, d’une abnégation et d’un courage constants. Fonctionnaires et agents campaient sous la tente, comme nos soldats ; quelquefois ils furent forcés de coucher sur le terrain détrempé par des pluies incessantes. Malgré les rigueurs de l’hiver, les stations permanentes ne furent munies de baraques, pour mettre à couvert les stationnaires, qu’au mois de novembre 1855. Chaque poste ne renfermait qu’un employé, qui était obligé d’avoir l’œil à la lunette, pendant toute la durée du jour, c’est-à-dire pendant seize à dix-huit heures, en été. Les employés de la télégraphie partagèrent donc les privations, les souffrances et souvent les dangers auxquels étaient exposés nos soldats.

Pendant quatre mois, la station de la tour Malakoff resta à la portée des canons des forts du nord de Sébastopol. Il fallut même déplacer ce poste, trop exposé à servir de point de mire à l’artillerie de la place. Pendant la bataille de Tracktir, et le jour de l’assaut de Sébastopol, les employés du télégraphe restèrent enfermés dans leur baraque, continuant d’échanger des signaux, au milieu d’une grêle de balles.

Ici finit l’histoire de la télégraphie aérienne. Le rôle glorieux qu’elle joua dans la guerre de Crimée fut le dernier épisode de son existence. À partir de ce moment, en effet, c’est-à-dire en 1856, la télégraphie aérienne s’efface et disparaît à jamais devant sa rivale, la télégraphie électrique. Digne et glorieuse fin ! Inaugurée pendant les guerres de la République, par l’annonce de la prise de Condé sur les Autrichiens, l’invention de Chappe termine sa carrière sous les murs de Sébastopol. Elle meurt, pour ainsi dire, enveloppée dans les plis de ce même drapeau tricolore, qui avait si glorieusement flotté sur son berceau !

Le télégraphe aérien n’est plus qu’un souvenir pour la génération actuelle. Dans notre temps, où tout passe si vite, la vieille machine inventée sous la République, n’éveille qu’un souvenir de pitié, en présence des prodiges qu’accomplit chaque jour le télégraphe électrique, et l’appareil suranné qui immortalisa Claude Chappe, n’est plus bon qu’à tenter la verve des chansonniers. M. Nadaud, dont les compositions s’inspirent souvent avec bonheur des choses de nos jours, est l’auteur d’une chanson, le Vieux télégraphe, que nous citerons à la fin de ce chapitre, comme pour relever, par quelque grain de poésie, notre très-humble prose.

LE VIEUX TÉLÉGRAPHE.

Que fais-tu, mon vieux télégraphe,
Au sommet de ton vieux clocher,
Sérieux comme une épitaphe,
Immobile comme un rocher ?
Hélas ! comme d’autres, peut-être,
Devenu sage après la mort,
Tu réfléchis, pour les connaître,
Aux nouveaux caprices du sort.

C’est que la vie est déplacée ;
Les savants te l’avaient promis,
Et toute royauté passée
N’a plus de flatteurs ni d’amis.
Autrefois, tu faisais merveille,
Et nous demeurions tout surpris
De voir, en un seul jour, Marseille
Envoyer deux mots à Paris.

Tu fus l’énigme de notre âge ;
Nous voulions, enfants curieux,
Deviner ce muet langage,
Qui semblait le parler des Dieux.
Lorsque tes bras cabalistiques,
Lançaient à l’horizon blafard
Les mensonges diplomatiques
Interrompus par le brouillard.

Maintenant, en une seconde,
Le Nord cause avec le Midi ;
La foudre traverse le monde
Sur un brin de fer arrondi.
L’esprit humain n’a point de halte,
Et tu restes debout et seul,
Ainsi qu’un chevalier de Malte,
Pétrifié dans son linceul !

Tu te souviens des diligences
Qui roulaient jadis devant nous,
Portant écoliers en vacances,
Gais voyageurs, nouveaux époux.
Tu ne vois plus, au clair de lune,
Aux rayons du soleil levant,
Passer tes sœurs en infortune,
Qui jetaient leur poussière au vent !

Ainsi s’éteignent toutes choses,
Qui florissaient au temps jadis ;
Les effets emportent les causes,
Les abeilles sucent les lis.
Ainsi chaque règne décline,
Et les romans de l’an dernier,
Et les jupons de crinoline,
Et les astres de Le Verrier !

Moi, je suis un pauvre trouvère,
Ami de la douce liqueur ;
Des chants joyeux sont dans mon verre,
J’ai des chants d’amour dans le cœur.
Mais à notre époque inquiète,
Qu’importent l’amour et le vin ?
Vieux télégraphe, vieux poète,
Vous vous agiteriez en vain !

Puisque le destin nous rassemble,
Puisque chaque mode a son tour,
Achevons de mourir ensemble
Au sommet de ta vieille tour.
Là, comme deux vieux astronomes,
Nous regarderons fièrement
Passer les choses et les hommes,
Du haut de notre monument !

Nadaud.

EXTRAIT DE WIKISOURCE